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L'Industrie

Certes, aucun de nous n'est capable de donner dans la rêverie qui attend de l'aviation un changement à l'essentiel de notre destin. L'épitaphe de l'homme ne variera jamais depuis la rédaction qu'en ont donnée les sages. Il naît, vit et meurt. Ajoutez qu'il laisse sa trace, ayant été lui-même le vestige de ceux qui vivaient avant lui. Dès lors, le petit nombre des lois qui régissent sa condition ne varient pas non plus. Rien ne les ferait varier, que des changements de structure intime, qui ne dépendent ni des choses, ni de nous. Ces lois qui président à la société humaine sont nos meilleurs soutiens. Il serait puéril de s'en plaindre. Les admirer et les aimer n'est que justice. J'en veux à M. le préfet de police de s'être permis, à l'Hôtel-de-Ville, de railler l'extension naturelle que vont prendre ses charges par la nécessité de veiller désormais à la sécurité des airs. Le garde-champêtre aérien, le gendarme ailé, les escadrons de dirigeables de guerre et d'aéroplanes armés nous signifient l'occupation des espaces par la société humaine et leur réduction à ses lois. Il n'est rien de plus magnifique. Dans le grand désert qui va jusqu'aux astres, un ordre régnera dès que l'homme y sera monté. Le poète romantique 1 demandait un peu simplement :

De frontières au ciel voyez-vous quelque trace ?

On en verra plus que la trace dès que le personnage de l'homme y brillera. Après la vieille terre, l'air sera mesuré, jaugé, délimité, lorsque l'être qui classe, définit et connaît l'aura conquis comme la mer. Nous y mettrons la géométrie de nos rêves et ce besoin d'approprier qui hante nos cœurs. Quand le nouvel Ulysse ouvrira sa voile au-dessus des montagnes, des clochers et des tours, ce n'est pas un flocon de fumée qui lui révélera le palais natal 2. Mais quelque cordon lumineux, quelque jeu d'électriques phosphorescences qui doive annoncer son Ithaque, le battement de son cœur n'aura pas changé ; plus haut il se sera élevé, mieux il sentira comme le matelot d'Homère « qu'il n'est rien de plus agréable à l'homme que sa patrie 3 ». Celle-ci se sera simplement augmentée de la masse des colonnes d'air entre lesquelles se jouera le navigateur aérien, peut-être aussi d'un certain nombre de comptoirs, d'emporiums, de célestes factoreries, Néphélococcygies 4 réelles, amarrées, équilibrées au-dessus du vent, que de nouveaux progrès auront su accrocher et faire subsister par là-haut. À l'homme volant s'ajoutera la ville volante, vertigineuse colonie d'une métropole adorée et dans laquelle la discipline sociale, la stabilité sociale sera, comme aujourd'hui sur le pont d'un navire, la condition première de cet heureux triomphe de l'art humain servi par la richesse et la diversité de lois de l'univers. Bien assurés de l'immuable, émerveillons-nous des belles métamorphoses cachées dans l'abîme du Temps. La vérité politique et sociale qui nous conduit n'a pas la forme du regret. Elle est plutôt désir, curiosité, solide espérance apportant les moyens de réaliser l'avenir avec une imperturbable sécurité.

Qu'il y ait un péril dans l'habitude de caresser de tels rêves, j'en conviendrai à la condition de dire lequel. Il peut conduire à diviniser l'avenir, à considérer le progrès industriel comme une sorte de rédempteur et de messie à la juive qui, moyennant quelques perfections à l'outillage mécanique et à l'ordre physique, nous exempterait peu à peu de tous les maux et procurerait le bonheur. Les lettrés du XIXe siècle, à peu près tous, ont cru ces choses. Elles sont passées aux primaires. On comprend aujourd'hui que le progrès ou, pour mieux parler, les progrès, loin de nous délivrer de notre condition, la précisent en la compliquant. Tous ces changements que nous opérons dans l'économie de notre planète n'ont mené à rien jusqu'ici et rien ne permet d'admettre qu'ils conduisent jamais à rien. Nous y travaillons parce qu'il est dans notre ordre d'y travailler, le seul moyen d'empirer notre condition étant de cesser le travail. Mais je ne crois pas à la grève du génie humain. Il faudrait que la réflexion et que le mécontentement fissent grève du même coup, double mal impossible tant que durera notre espèce.

Son caractère d'animal social n'est peut-être qu'un résultat, sa qualité d'animal raisonnable qu'un moyen. Animal industrieux, voilà, je pense, la définition première de l'homme. Les bêtes peuvent bien pratiquer certaines industries, creuser ou construire sous terre, sous les eaux et dans l'air. Mais ce sont là manies, tics, habitudes cristallisées qui ne semblent pas se modifier à l'usage. Ce qui occupe l'homme n'est pas une industrie, mais toutes les industries à la fois, l'industrie essentielle. Il ne peut rien laisser en place. Il lui faut défaire et refaire, décomposer pour le recomposer sur un autre plan tout ce qu'il trouve autour de lui, et son système de remaniement perpétuel l'aura conduit, de proche en proche, à interposer sa main, son travail, sa peine et son art entre toutes les matières premières que la nature lui fournit et que jadis il utilisait telles quelles.

L'admirable, l'humain et le divin de cette triomphale aventure, c'est que jamais la joie d'aucune réussite n'y fit retarder l'âpre effort industriel. Les plus sages, les mieux douées des races portaient de préférence l'invention du côté des arts. L'effort était le même, répondant à des besoins un peu différents qui, dans les profondeurs de l'âme, rejoignaient du reste les autres ; il n'y pouvait être question que de panser la même vieille plaie, soit de besoin, soit d'inquiétude, la nature des choses, simple et brute, ne plaisant point, ne suffisant point ou suscitant quelque insupportable souffrance. Il fallait se délivrer par les actes ! La cruelle érosion, que le cœur de l'homme est si exactement modelé pour sentir à fond, ne guérit pas, mais se soulage par l'acte continu d'un travail réglé, qui ajuste et met en ordre les efforts rassemblés vers un objet défini et un but fixé.

Le « chef-d'œuvre » de l'artisan le contente peu. Mais « œuvrer » lui procure le moyen de se défendre contre l'univers et contre lui-même. Aubanel disait que la poésie « enchante » le mal d'un poète isolé. Il semble bien que l'industrie rende un service équivalent au genre humain. Sa raison d'être est vénérable et tient au plus profond du terrible mystère de notre sensibilité, à la tristesse juste, à l'ennui motivé, à cet amalgame de révolte et de résignation qui nous fait employer les Lois contre les Lois et tenter de les adoucir l'une par l'autre, en profitant de leurs interstices pour respirer.

Charles Maurras
  1. Lamartine, La Marseillaise de la Paix, 28 mai 1841. Il s'agit d'une suite lyrique dédiée au Rhin, trait d'union entre la France et l'Allemagne, dont le pacifisme naïf, généreux et grandiloquent n'en justifie pas moins la revendication française sur la totalité de la rive gauche du fleuve. Le poème est formé de 10 strophes de 9 vers intercalées entre 11 quatrains de facture répétitive ; le vers retenu par Maurras se situe dans la quatrième :

    Et pourquoi nous haïr et mettre entre les races
    Ces bornes ou ces eaux qu'abhorre l'oeil de Dieu ?
    De frontières au ciel voyons-nous quelque trace ?
    Sa voûte a-t-elle un mur, une borne, un milieu ?
    Nations ! Mot pompeux pour dire : Barbarie !
    L'amour s'arrête-t-il où s'arrêtent vos pas ?
    Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie :
    L'égoïsme et la haine ont seuls une patrie,
    La fraternité n'en a pas !

    Charles Maurras a souvent évoqué cette Marseillaise de la Paix. Voir en particulier, sur l'origine de ce poème, notre présentation du Parapluie de Marianne.

    Les notes sont imputables aux éditeurs. [Retour]

  2. « Il ne demande qu'à voir seulement la fumée de son palais  » écrit Mme Dacier à propos d'Ulysse dans sa traduction du premier chant de l'Odyssée. [Retour]

  3. Sans doute une traduction libre de l'Odyssée IX, 34. La phrase ne semble pas figurer dans la traduction de Mme Dacier, que Maurras cite souvent. Peut-être faut-il souligner ici que vanter la patrie en citant Homère est un topos de l'éloquence classique, l'exemple le plus fameux étant l'Éloge de la patrie, court texte attribué à Lucien de Samosate et que Maurras connaît sûrement depuis le collège. [Retour]

  4. Littéralement « ville suspendue dans les nuées ». C'est le nom que donne Aristophane, dans sa pièce Les Oiseaux, à une cité aérienne construite en défi à Zeus. Voir à ce sujet la note 77 de notre édition de L'Idée de la décentralisation. [Retour]

Texte publié dans le recueil Principes en 1931, datant sans doute des environs de 1909.

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